Pourquoi on mange moins de viande en France
Annie Lapert-Munos, Kedge Business School
Par sa charge symbolique, la viande n’est pas une denrée alimentaire comme les autres. Vue comme une offrande ou une source de force, elle constitue aussi un critère de niveau de vie et d’appartenance sociale.
C’est au XIXe siècle que la viande devient un produit. Les abattoirs entrent dans les centres-villes et une segmentation travail – de l’élevage au traitement de la viande – s’établit.
Avant cela, les bêtes étaient prélevées dans des fermes familiales situées à proximité des centres urbains, amenées directement chez les bouchers et abattus sur place, ce qui ne manquait pas de causer des problèmes de salubrité publique et de multiples nuisances environnementales. Au Moyen Âge, pour répondre aux problèmes d’hygiène et de conservation posés par ces modes d’abattage, la population cuisinait la viande bouillie ou à grand renfort d’épices.
Le XIXᵉ siècle est aussi celui de profondes transformations sociétales, d’une consommation carnée moins frugale et d’une augmentation généralisée de la quantité moyenne de nourriture consommée. Les joufflus sont alors considérés comme bien portants et riches, les dames en chair comme de bonnes reproductrices. Les apparences affectent la consommation en général et celle de la viande, en raison notamment de sa valeur symbolique mais aussi nutritive.
Celle-ci décolle et continuera de croître au XXe siècle : entre 1803 et 1812, les Français consomment en moyenne 19 kg de viande par an et par habitant ; 40,2 kg entre en 1885 et 1894 ; 68,9 kg en 1974 pour atteindre 100 kg dans les années 1985.
Une consommation en pleine évolution
Depuis la situation a évolué de manière contrastée. La France abat chaque année près de 43 millions d’animaux et produit 3,7 millions de tonnes de viande consommable. L’industrie de la viande présente un chiffre d’affaires annuel de 33 milliards d’euros, c’est le premier secteur de l’industrie alimentaire.
L’activité englobe 265 abattoirs d’ongulés et 669 abattoirs de lapins et volailles, 2600 entreprises (abattage et transformation) et 99 000 salariés à temps plein. Le taux de valeur ajoutée de l’industrie de la viande est cependant plus faible (17,6 %) que celle de l’industrie alimentaire (19,4 % en moyenne). En cause, une masse salariale supérieure dans les unités de production de la filière viande.
En 2017, les Français ont consommé près de 84 kilos de viande, contre 86 en 2016. Selon une étude du Crédoc, parue en 2018, on observe une baisse de plus de 10 % de cette consommation depuis les années 2010 en France.
En 2017, les plus gros consommateurs de viande au monde sont les États-Unis (98,2 kg de viande en moyenne par an et par habitant), suivis des Australiens (95 kg) et des Argentins (91 kg). À titre de comparaison, les pays en voie de développement consomment en moyenne 34 kg de viande par an par habitant – et, parmi eux, une vingtaine en consomment moins de 10 kg par an.
Les causes du désamour
Comment expliquer cette baisse de la consommation de viande dans l’Hexagone, pays de la bonne chère, jaloux de sa gastronomie ?
On pourra d’abord évoquer une succession de crises sanitaires qui ont affecté l’image de la viande au cours des trente dernières années. En 1991, surgit le premier cas de vache folle dans les Côtes-d’Armor. Puis la fièvre aphteuse des moutons en 2000 et la grippe aviaire en 2001. Le dernier en date n’est autre que le scandale de la viande de cheval retrouvée dans des lasagnes de la marque Findus en 2013.
Mais les raisons qui motivent cette baisse sensible de la consommation semblent plus profondes.
On peut ainsi évoquer la cause environnementale. En France, les contributions aux émissions de gaz à effet de serre sont de 27 % pour les transports contre 16 % pour l’élevage. En raison de l’alimentation nécessaire aux animaux d’élevage (maïs et soja dont les principaux producteurs sont les États-Unis, le Brésil et l’Argentine), la consommation de viande d’un Français cause la déforestation de 16 m² en Amazonie.
La raison sanitaire, ensuite. Les préconisations de l’OMS alertent désormais sur les effets néfastes des graisses animales dans l’apparition de certains cancers, notamment le cancer colorectal. En 2015, l’OMS-CIRC et l’Institut national du cancer valident ces mises en garde en classant la viande rouge comme « probablement cancérogène » pour l’homme, tout comme les viandes transformées.
L’enjeu sociétal et éthique entre également en ligne de compte. Avec les révélations de l’association L214 qui dénonce régulièrement les conditions d’abattage des animaux, les Français disent se sentir plus concernés par la souffrance et le respect de leur statut d’êtres sensibles, établie par la loi de 2015. Les prises de position de nombreuses personnalités en faveur du végétarisme – à l’image de Mathieu Ricard, Aymeric Caron, Franz-Olivier Giesbert ou Pamela Anderson – aura accompagné cette prise de conscience.
Enfin et surtout, le facteur économique. Une étude Eurostat de 2016 révèle que le prix de la viande en France est 31 % plus élevé que dans le reste de l’Europe. Ce qui la place en 5e position, derrière le Danemark, l’Autriche, le Luxembourg et la Suède. Les prix ont augmenté de 24 % en dix ans : en 1992, le kilo d’entrecôte coûtait 14,45 euros contre 24,82 euros aujourd’hui.
Une tradition toujours bien ancrée
La France est pourtant loin de devenir végétarienne. L’alimentation y revêt une dimension culturelle particulièrement forte et la viande fait partie intégrante des traditions culinaires – de la poule au pot d’Henri IV à l’incontournable agneau pascal. Les recettes culinaires à base de produits carnés font toujours la réputation des grands chefs de la gastronomie française.
De nouveaux profils de mangeurs de viande émergent toutefois : à l’image des flexitariens, qui représenteraient 34 % de la population française en 2017, contre 24 % en 2015. Sans renier la viande, ces derniers la consomment avec parcimonie, privilégiant les fruits et légumes. À noter également qu’en 2017, pour la 3e année consécutive, le panier moyen du Français baisse, mais la dépense en fruits et légumes frais augmente (+ 0,8 %). L’alimentation bio et végétale séduit de plus en plus, tout comme la traçabilité des produits à l’aide de certains labels, à l’image du Cruelty free, par exemple.
Les liens des Français avec la viande se distendent mais ce désamour varie en fonction de l’appartenance sociale : si les plus riches en consomment moins pour des raisons de santé et d’apparence (prise de poids), les moins aisés continuent d’y voir un indice de richesse et de réussite sociale.
Des exigences nouvelles
De nouvelles considérations économiques s’invitent en parallèle dans le débat sur la viande : l’Union européenne négocie actuellement avec quatre pays du Mercosur (l’Argentine, le Brésil,le Paraguay et l’Uruguay) un accord sur l’importation de 90 000 tonnes de viande. La démarche est très décriée, à la fois par les agriculteurs, qui y voient une concurrence déloyale, et par les consommateurs. La viande importée sera moins chère, de moins bonne qualité et en désaccord avec les normes sanitaires françaises – pas de traçabilité, emploi d’hormones de croissance, bétail nourri au soja OGM – déplorent-ils.
Sous l’influence des mouvements antispécistes et de défense animale, ainsi que du respect de la loi de 2015, des éleveurs et industriels de la viande craignent également un durcissement des conditions d’élevage et d’abattage. Dans le même temps, en raison de records de chaleur récurrents, 80 000 éleveurs bovins français réclament une augmentation de 20 % du prix de vente pour être rentables et faire face aux coûts de la nourriture du bétail, des installations et contrôles sanitaires, etc.
Certaines études ont enfin montré que nombre d’éleveurs sont favorables au retour de l’abattage à la ferme, que les Français réclament davantage de symbiose avec leur territoire, le respect du bien-être animal mais aussi celui de leur porte-monnaie. Difficile désormais pour la filière viande de faire la sourde oreille face à des demandes si nombreuses et variées…
Annie Lapert-Munos, Docteur en sciences de gestion, HDR, Kedge Business School
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.