Thomas Vitiello, Sciences Po – USPC et Bruno Cautrès, Sciences Po – USPC
Alors que de nombreux Français partagent aujourd’hui un sentiment d’inégalité et d’injustice, voire de déclassement, le Baromètre des Territoires explore l’impact des fractures sociales et territoriales sur le récit national.
Ce Baromètre, lancé par le cabinet d’études et de conseil ELABE et l’Institut Montaigne, a interrogé 10 010 personnes divisées en 12 sous-échantillons régionaux de 800 individus (1 200 en Ile-de-France) représentatifs de la population résidente de chaque région administrative métropolitaine, âgée de 18 ans et plus.
En croisant entre elles des données portant sur le lien social, le sentiment de justice sociale, l’évaluation de sa vie personnelle, de son cadre de vie, de son habitat et de son accès aux infrastructures, etc., le Baromètre des Territoires interroge le rapport des Français à leur territoire. La France d’aujourd’hui est-elle une mosaïque de territoires qui s’opposent ou est-elle composée d’une pluralité de situations socio-économiques qui transcendent d’éventuelles fractures territoriales ? Quel jugement portent les Français sur le territoire où ils vivent ? Est-il un lieu où l’on peut réaliser son projet de vie ou, au contraire, un lieu où l’on est assigné à résidence ?
Mobilités et choix de vie : le territoire à la croisée des chemins
Pour de nombreux Français, il existe simultanément un sentiment d’enfermement territorial ou d’entrave à la mobilité spatiale et un choix de lieu de vie motivé par des raisons familiales ou professionnelles. Cette ambivalence s’exprime dans le rapport que les Français entretiennent avec le territoire dans lequel ils vivent et ce qui les a conduits à s’y installer : 44 % se sentent « coincés » là où ils habitent, mais dans le même temps plus de la moitié d’entre eux déclarent avoir fait le choix de vivre dans ce territoire qui les enferment (19 % vivent là où il avaient envie de vivre et 38 % y sont venus travailler ou étudier).
Si la mobilité n’est ni bonne, ni mauvaise en soi, elle peut être perçue de manière radicalement différente en fonction des circonstances dans lesquelles elle se réalise, et surtout du fait d’être choisie ou non. Des mobilités personnelles, professionnelles et spatiales voulues et recherchées peuvent être un facteur d’épanouissement personnel et professionnel pour certains groupes favorisés, alors qu’elles peuvent être un facteur de précarité pour les groupes défavorisés, notamment si elles sont subies. Tout comme une absence de mobilité peut donner lieu à un enracinement assumé et choisi ou à un enfermement contraint sur un territoire.
En considérant la mobilité non seulement selon sa présence ou son absence, mais aussi selon le fait qu’elle soit voulue ou non, nous avons identifiés quatre situations type de rapport à la mobilité (Tableau 1).
En utilisant des méthodes statistiques multivariées, nous avons attribué chacun des 10 010 répondants au Baromètre des Territoires à une de ces quatre mobilités-types.
Une mobilité positive
Elle traduit un certain détachement vis-à-vis du territoire. Les individus qui sont dans cette situation sont optimistes vis-à-vis de l’avenir, le territoire où ils vivent est davantage l’espace qui rend possible (par ses qualités, par ses infrastructures, etc.) un projet de vie et une aspiration à bouger. Le haut niveau de capital social et culturel de ces individus leur permet de vivre leur projet de vie hors de toute considération territoriale, même s’ils se sentent bien là où ils vivent.
Ces Français sont des « Affranchis » et représentent 21 % de la population. Ils sont surreprésentés parmi les cadres et professions intellectuelles supérieures et les étudiants. Plus de 6 « Français affranchis » sur 10 résident dans des agglomérations de 100 000 habitants et plus, dont l’agglomération parisienne, et ils vivent davantage en centre-ville que les autres catégories de Français.
Politiquement, un quart d’entre eux se sent proches de La République en marche ou du MoDem, et ils ont très largement voté pour Emmanuel Macron lors du 1er tour de l’élection présidentielle de 2017 (42 %).
Un enracinement choisi sur un territoire
Celui-ci traduit un attachement au territoire local et à ses racines. Les individus qui sont dans cette situation se sentent globalement bien là où ils vivent et goûtent au bonheur de « vivre au pays », dans des territoires qui leur offrent le cadre d’une vie sociale riche et de bonne qualité. Ces Français sont des « Enracinés » et représentent 22 % de la population.
On trouve dans ce groupe une proportion très importante de seniors et de retraités : un tiers d’entre eux a plus de 65 ans, 6 sur 10 ont plus de 50 ans, et 38 % sont des retraités (qui ne représentant qu’un quart de la population française). Pour moitié ils résident dans une commune rurale ou dans une agglomération de petite taille, et près de trois quarts sont propriétaires de leur logement et vivent en maison individuelle. Ils sont surreprésentés dans les territoires autour de villes moyennes mais aussi dans des territoires isolés, peu urbanisés.
Politiquement, ils se distinguent par une proximité partisane plus prononcée pour les partis de droite que les autres catégories de Français. 24 % d’entre eux ont voté pour François Fillon lors du 1er tour de l’élection présidentielle et 24 % pour Emmanuel Macron.
Un enracinement contraint sur un territoire
Il traduit une certaine assignation à résidence. Ces individus sont figés sur place à cause d’un faible capital social et culturel, mais aussi à cause d’un fort ressenti des inégalités sociales et économiques sur leur territoire. Ces Français sont des « Assignés » et représentent 25 % de la population.
La sociologie des « Français assignés » dessine une France qui va mal et qui souffre des inégalités sociales. Elle est majoritairement composée de quadragénaires et de quinquagénaires des classes populaires : 59 % d’entre eux ont entre 35 et 64 ans, et 57 % sont des employés, des ouvriers ou des retraités CSP-. Parmi les quatre catégories de Français, ce sont ceux dont la part ayant obtenu un diplôme de l’enseignement supérieur est la plus basse.
On constate une surreprésentation de « Français assignés » dans les communes rurales, c’est-à-dire dans des bourgs et petites villes en situation intermédiaire ou dans des zones isolées, peu urbanisées et hors de l’influence des grands pôles. Les « Français assignés » sont aussi largement présents dans des zones plutôt denses en situation peu favorable.
Politiquement, ils sont 48 % à déclarer n’avoir aucune préférence partisane et 19 % à se sentir proches du Rassemblement national. Enfin, ils sont 37 % à avoir voté pour Marine Le Pen lors du 1er tour de l’élection présidentielle, et 29 % à s’être abstenu ou à avoir voté blanc ou nul.
Une mobilité subie
Elle traduit une certaine incertitude territoriale. Ces individus aspirent certes à la mobilité, mais celle-ci est davantage contrainte et subie que pour les individus en situation de mobilité-positive. Leurs aspirations se heurtent à leur situation socio-économique peu favorable. Ces Français sont « Sur le fil » et représentent 32 % de la population.
Sociologiquement, les « Français sur le fil » sont à l’image de la structure sociodémographique de la France en termes d’âge et de catégories socio-professionnelles, avec une légère surreprésentation des classes moyennes inférieures et des classes populaires. C’est parmi eux que l’on trouve la proportion la plus importante de locataires.
Si 32 % des « Français sur le fil » se sont abstenus ou ont voté blanc ou nul lors du 1er tour de l’élection présidentielle de 2017, ceux d’entre eux qui ont voté ont distribué leurs voix quasi identiquement entre les quatre principaux candidats : 23 % pour Emmanuel Macron, 22 % pour Marine Le Pen, 19 % pour Jean‑Luc Mélenchon et François Fillon. 52 % d’entre eux déclarent n’avoir aucune préférence partisane.
Emanciper les Français socialement pour leur permettre de choisir leur parcours de vie et leur territoire
Nos analyses montrent que ces quatre catégories de Français se côtoient, voire se croisent, assez largement au sein de l’ensemble des territoires géographiques qui composent le pays. Il n’y a pas de « spécialisation » de certaines régions qui ne comprendraient qu’un ou deux des quatre groupes. Ce n’est pas le territoire qui, par lui-même, assigne les individus à résidence ou les projette dans la mobilité. Le territoire peut sans aucun doute être facteur aggravant ou favorisant, mais c’est davantage le sentiment d’avoir choisi la vie que l’on mène et son niveau de vie qui façonnent la relation des Français à leur territoire que l’inverse.
Par ailleurs, les rapports au territoire et aux mobilités sont multiples en France. Si plus d’un tiers des Français vit positivement une certaine mobilité professionnelle et géographique sur le territoire national, les deux tiers restants n’aspirent pas nécessairement à ce modèle de vie. Une partie conséquente de nos concitoyens est heureuse et a choisi de s’enraciner sur un territoire, et une autre partie se satisferait d’une meilleure qualité de vie, matérielle et immatérielle, sur son territoire mais sans nécessairement passer par une mobilité accrue.
Les implications de ces deux résultats – importance du sentiment d’avoir choisi son parcours et pluralité des rapports à la mobilité – sont considérables pour les décideurs publics et les acteurs socio-économiques présents sur les territoires. Les aspirations aux mobilités ne sont pas les mêmes pour tous les Français, et même si elles l’étaient, certains se retrouveraient empêchés de les réaliser.
Il apparaît donc indispensable de dépasser l’idée d’un modèle de développement unique sur un territoire, comme si la population y était homogène. L’enjeu est bien davantage de redonner le pouvoir de choisir leur parcours de vie aux Français qui l’ont perdu, afin que chacun puisse choisir de partir comme de rester pour réaliser son projet de vie sur le territoire qu’il souhaite.
Thomas Vitiello, Chercheur associé au CEVIPOF, Sciences Po – USPC et Bruno Cautrès, Chercheur en sciences politiques, Sciences Po – USPC
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.